La théorie psychogénétique de l’identité
La théorie a vraiment commencé à prendre forme officiellement en 1984, avec la publication du chapitre "Schèmes de conceptualisation, Identité du Moi et Éducation à la carrière" dans Pour une approche éducative de l'orientation, édité par Pelletier et Bujold. Il importe de commencer par sa présentation générale pour saisir, dans le contexte qu'elle propose, le rôle des catégories expérientielles dans la compréhension de nombre de comportements reliés à l'identité des personnes et les changements qu'il est possible d'y introduire. Ici, donc, l'Identité sera essentiellement considérée comme étant constituée de catégories d'expériences personnelles qui doivent se construire pour que la personne puisse donner un sens à ce qui survient dans sa vie.
Dès le départ, dans cette conception, les individus n'ont pas une identité considérée comme un ensemble de traits stables, comme peuvent en faire ressortir les inventaires d'intérêts ou les tests de personnalité. En réalité, l'activité catégorielle donnant naissance à l'identité est continue et le sentiment d'être identique à soi-même qui en découlera sera vécu comme positif ou négatif dépendant de l'organisation harmonieuse ou non des schèmes catégoriels auxquels doit faire appel l'individu pour tirer le sens de sa relation au monde. Les expériences de vie conservées en mémoire viennent enrichir l'expérience immédiate traitée par le système cognitif. Si le système identitaire acquiert une apparence de stabilité, c'est qu'il comprend l'ensemble de l'histoire individuelle aussi bien qu'une projection dans le futur de l'incarnation potentielle de l'identité.
Une opération de l'esprit
En soutenant que l’assimilation est une activité de l’esprit et définissant les opérations de ce dernier comme des actions intériorisées, Jean Piaget, bien qu’il ne le formule pas ainsi, invite à explorer la piste des opérations de l’esprit comme sources mêmes de l’activité assimilatrice. De toute évidence, il devra s’agir d’opérations qui n’auront pas toutes les mêmes caractéristiques que les opérations logico-mathématiques qu’il a étudiées et décrites, même si, comme ces dernières, elles doivent traduire de façon crédible l’activité de l’esprit confronté aux signaux variés et variables du milieu.
Pour répondre à l’exigence de constance (intégration simultanée du présent, du passé et de l’avenir) qu’évoque le concept d’Identité, l’opération assimilatrice recherchée devra aussi avoir pour effet de réduire, sans perte de richesse, la diversité de l’information tant interne qu’externe qui parviendra au système psychologique. Elle devra de plus rendre l’information ainsi réduite transposable de situation en situation et s’avérer susceptible de faire l’objet d’un développement (c'est-à-dire de complexification) compatible avec ce que nous connaissons jusqu’ici de la psychologie du développement cognitif.
Comme Bégin l’exposait déjà en 1990, l’opération de catégorisation répond à tous ces critères, pourvu qu’on l’aborde en un premier temps non pas au plan des contenus sur lesquels l’esprit est tenu “d’opérer”, mais à celui des schèmes qui seuls sont réellement transposable de situation en situation. Accaparé qu’il était à analyser le rôle de l’assimilation au plan des opérations logico-mathématiques qui retenaient son attention, Piaget n’a pas cru nécessaire d’en reconnaître le caractère catégoriel ni d’en tirer les conséquences pour une conception plus générale encore de l’assimilation.
Dans le même ordre d’idée, Noam (1988) parlant des schèmes d’assimilation s’exprime en ces termes :
Comme il est largement connu, un schème est une structure cognitive ou mentale par laquelle les individus s’adaptent intellectuellement à l’environnement et l’organisent. Au moyen de ces structures, les événements sont organisés en groupes en raison de caractéristiques communes qu’ils partagent. Peut-être la plus grande contribution de Piaget aura été de décrire la nature développementale des schèmes de la naissance jusqu’à la maturité (traduction libre).
Plutôt que de parler, comme le faisait Piaget, de classification pour expliquer l’identité de la réaction des individus à des stimuli autrement discrets, c’est à dessein que Bégin réfère à l’activité qui consiste à reconnaître la similitude entre a,b et c comme en étant une de catégorisation. D’abord parce qu’il faut bien souligner que ce ne sont pas les catégories dont dispose l’esprit qui importent pour l’adaptation individuelle, mais bien l’activité continue de catégorisation de l’expérience qui rend cette dernière assimilable à des contenus expérientiels antérieurs. À dessein encore parce que la catégorisation ne donne pas lieu à des savoirs emboîtables (comme dans les classes logiques) dont on pourrait tester la valeur de vérité, mais bien à des significations, bien antérieures à toute représentation logico-mathématique.
Dans cette optique, la catégorisation apparaît comme une activité continue de l’esprit qui extrait le sens de sa rencontre avec le milieu. Elle constitue ainsi l’activité dirigée de l’esprit qui lui permet de réduire la diversité expérientielle à des dimensions manipulables par l’esprit, d’une part, et, d’autre part, de l’intégrer à un corpus expérientiel en voie constante d’organisation.
Il résulte de ce qui précède que le fait premier du savoir, on ne l’a pas signalé jusqu’ici dans aucune des théories développementales cognitives connues, réside dans ce qui a du sens pour l’individu et non dans la véracité ou la fausseté des propositions, aussi primitives soient-elles, qui le représentent. Ainsi, c’est le sens qu’il a pour l’enfant (et l’adulte, cela va de soi) qui déclenche les réactions de peurs, de fuite, etc., qui intéresse.
La théorie psychogénétique de l’identité, et l’on pourrait ajouter de la construction des schèmes d’assimilation et des habitudes, repose sur trois postulats fondamentaux (Bégin, 1998, p.86):
♦ L’activité continue du système cognitif qui sous-tend les manifestations observables de l’identité (les comportements) en est une de catégorisation de l’expérience. C'est en ce sens que l'identité n'est pas une entité fixe, mais bien en constant remaniement au gré des expériences nouvelles.
♦ L’activité de catégorisation de l’expérience croît en complexité avec les pressions adaptatives inéluctables qui s’exercent sur le système identitaire (l'origine ou l'épistémologie du changement). Autrement dit, c'est la remise en question de croyances imposées par le milieu qui force la réorganisation du système catégoriel. Et ce n'est pas d'abord le contenu des catégories formées qui importe, mais bien l'arrangement des schèmes catégoriels auquel l'individu fait appel pour organiser l'univers hypothétique d'expériences qui lui est proposé.
♦ La croissance en complexité du système cognitif n’est pas ni nécessairement ni généralement uniforme (ou homogène) d’un domaine de contenu à un autre. L’identité résulte de l’activité continue du système cognitif de l’individu.
L’identité ne constitue donc pas un donné, comme on le laisse souvent entendre, mais bien le résultat de l’activité ininterrompue du système cognitif qui la construit à chaque instant. Si l’identité personnelle acquiert cette apparence de constance que l’on a surtout fait ressortir jusqu’ici en psychologie, c’est que la base des expériences préservées en mémoire, sur laquelle opère le système cognitif en même temps qu’il traite l’information résultant de l’interaction avec le milieu qui se traduit à son tour en expérience, comprend l’ensemble de l’histoire individuelle.
Les corollaires
Des postulats qui viennent d’être énoncés découlent les corollaires suivants (Bégin, 1998, p.87-88):
♦ La catégorisation a pour objet premier de réduire la diversité des stimulations qui parviennent au système cognitif en leur conférant des significations. Lorsqu’on aborde les questions identitaires, on se préoccupe donc de ce qui a du sens pour les individus et non de ce qui est “vrai ou faux” pour eux. La portion du système cognitif à laquelle s’intéresse la perspective psychogénétique est celle qui touche l’intuition du monde (ou pensée synthétique) que développent les individus dans leur vie de tous les jours.
Il faut comprendre "l’intuition du monde" comme la réalisation par l’individu de cette saisie immédiate et automatique de l’information expérientielle à laquelle il est constamment confronté, saisie qui est à la fois rendue possible par le bagage expérientiel et enrichie par les nouveaux éléments qu’elle incorpore de cette façon.
♦ Les catégories qui résultent de l’activité de catégorisation jouent un rôle optimal pour le fonctionnement identitaire des individus lorsqu’elles sont univoques. Elles présenteront idéalement ce caractère lorsque l’ensemble des schèmes catégoriels dont un système cognitif dispose sera du même niveau d’abstraction. On sait cependant qu’il n’en est ni nécessairement ni généralement ainsi.
♦ La catégorisation peut être analysée au mieux au plan des schèmes catégoriels qui donnent lieu aux catégories expérientielles. On comprendra les catégories expérientielles comme étant celles qui résultent de l’organisation des activités que les individus exercent sur des objets (ces derniers pouvant être animés ou inanimés). L’organisation elle-même est réalisée par le système psychologique des individus grâce aux schèmes dont il dispose.
♦ Les schèmes croissent en complexité, donc en abstraction, avec le développement. Certains schèmes montrant des similitudes évidentes entre eux, ils participent à une même stratégie catégorielle. À chaque stratégie de catégorisation correspond donc une période de développement. Comme ce dernier ne peut être réduit à un simple phénomène de maturation, il en résulte que l’âge ne peut le refléter que de façon fort lointaine et uniquement à titre “d’indicateur développemental”.
Les principales hypothèses(Bégin, 1998, p.87-88)
♦ Les individus recherchent des milieux d’activité (travail, relations interpersonnelles significatives) d’un niveau de complexité correspondant à celui des schèmes dont ils disposent.Par exemple, on verra souvent que les élèves ayant de bons résultats tendent à rechercher des compagnons leur ressemblant à cet égard, et inversement pour les moins forts.
♦ Les milieux ont, en retour, des exigences de complexité que l’individu doit satisfaire pour s’y adapter et pour s’y sentir adapté. En l'absence d'une complexité suffisante, on observera souvent une motivation déficiente, que ce soit chez les élèves ou chez les travailleurs, et même dans la vie de couple.
♦ La capacité adaptative de l’individu sera fonction du degré d’organisation des schèmes catégoriels dont son système psychologique dispose.
♦ De façon plus spécifique, la théorie soutient encore que le fonctionnement d’un individu peut être inféré à partir:
◊ Des schèmes catégoriels qu’il met en œuvre pour organiser un ensemble d’activités représentatives d’un univers identitaire hypothétique,
◊ De l’organisation plus ou moins homogène des schèmes mis en œuvre pour leur donner un sens,
◊ Des contenus expérientiels auxquels réfèrent ces activités et auxquels les schèmes semblent être rattachés de façon préférentielle.
♦ Finalement, la théorie psychogénétique soutient que l’état présent de l’organisation des schèmes catégoriels dont font preuve les individus informe suffisamment sur l’impact, sur leur système psychologique, des interactions avec leur milieu d’éducation, au sens large, au cours de leur histoire personnelle pour qu’il ne soit pas nécessaire de connaître les données de cette histoire personnelle et de ces milieux d’éducation pour comprendre maintenant le fonctionnement de ces individus et les dysfonctions qu’ils peuvent manifester.
Bégin, Luc (1998) Reconstruire le sens de sa vie, Le changement thérapeutique, Montréal : Éditions Nouvelles.